35 ans après sa réunification, l’Allemagne se redivise

Allemagne – Contrairement à ce qui s’est passé en France en 2002 lorsque Jean-Marie le Pen s’était qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle et où il avait alors été question de séisme, de tremblement de terre voire de tsunami, les résultats de dimanche dernier aux deux scrutins régionaux de Thuringe et de Saxe en Allemagne n’ont pas provoqué les mêmes réactions pour la simple et unique raison qu’ils étaient attendus voire inévitables. Force est de constater que les instituts de sondages qui avaient annoncé une victoire historique de l’extrême-droite dans ces deux länder ne se sont pas trompés. Et ce jour du 1er septembre 2024 restera dans l’histoire du pays comme celui où le parti d’extrême-droite AfD a été en mesure de battre ses premiers records tout en laminant au passage les trois partis au pouvoir à Berlin.

Alice Weidel, co-présidente de l’AfD a réagi en conseillant le chancelier Olaf Scholz de préparer ses bagages !
Bjorn Höcke, grand vainqueur de l’AfD en Thuringe, est parvenu à laminer tous ses rivaux.

Deux länder devenus ingouvernables

Alors que les libéraux du FDP disparaissent purement et simplement des deux assemblées régionales, les Verts ne devront se contenter que d’une modeste présence (deux représentants) dans celle de Saxe. Quant au parti social-démocrate, il s’en est fallu du peu qu’il tombât lui-aussi en totale disgrâce. Les trois formations de la coalition au pouvoir à Berlin n’ont obtenu que 13,3% des suffrages dans la Saxe et seulement 10,4% en Thuringe, soit 2,5 et trois fois moins que le seul parti AfD. Dans leur malheur, elles ont la chance de voir ce parti ne pas atteindre les 33%, un pourcentage qui lui aurait permis d’user de la minorité de blocage (*). Sarah Wagenknecht qui a quitté en 2023, le parti Die Linke (La gauche) pour créer sa propre formation, le BSW (Alliance Sarah Wagenknecht), a obtenu des scores plus qu’honorables (11,8% en Saxe et 15,8% en Thuringe) mais elle n’est toutefois pas parvenue, comme elle l’espérait, à faire barrage à l’AfD, laquelle en détenant plus du tiers des sièges va pouvoir jour de sa minorité de blocage (**). Les premières analyses concernant les électeurs et électrices du BSW en définissent le profil : il s’agit de personnes réfractaires à l’extrême-droite mais en même temps profondément déçues par les partis historiques. Elles incarnent la force silencieuse du pays qui ne se retrouve ni dans les formations au pouvoir et ni dans celles qui sont censées représenter l’opposition. Plus de 18.000 et 43.000 voix acquises en 2019 à l’Union Démocrate Chrétienne et à l’Union Sociale-Chrétienne (groupe CDU-CSU) en Thuringe et dans la Saxe ont basculé cette année sur le BSW. Etant donné que tous les partis ayant franchi la barre des 5% refusent catégoriquement de gouverner avec l’AfD, les deux länder deviennent de fait ingouvernables.

Bodo Romelow, 1er ministre sortant de Thuringe, n’a plus aucune chance de voir son mandat renouvelé.

Des grandes coalitions inimaginables

On a beau rebattre les cartes dans tous les sens, pour que les ministres-présidents des deux länder puissent gouverner, il leur faudra une majorité absolue qu’ils sont, dans la configuration actuelle, dans l’impossibilité de constituer. Dans le land de Saxe où siègent 120 députés, une alliance CDU (41 sièges), SPD (10 sièges) et Verts (7 sièges) totaliserait 58 sièges, soit trois de moins que la majorité requise. En Thuringe, une coalition de même type avec une CDU et un SPD dotés respectivement de 23 et 6 sièges serait loin de la majorité absolue (45 sièges). Pire, elle correspondrait à un nombre de représentants inférieur à celui de l’AfD qui s’est accaparé 32 sièges. Ce qui est dramatique et dangereux dans la situation actuelle provient du fait qu’aucun des partis en fonction à l’échelon fédéral n’est en mesure de jouer le rôle d’arbitre au niveau régional. Cela vaut notamment pour le parti social-démocrate du Chancelier Olaf Scholz qui ne cumule sur les deux régions que seize fauteuils, soit 7,6% (!) du nombre total de parlementaires régionaux. Dans ces conditions, il est naïf de croire un seul instant que ce qui va désormais se décider à Berlin, soit appliqué à Dresde ou à Erfurt.

Dietmar Woidke, ministre-président du Brandebourg, croise les doigts pour que le SPD demeure la première force politique du land mais la partie est loin d’être gagnée.

Jamais deux sans trois ?

Dans un peu plus de deux semaines, ce sera au tour des électeurs du Brandebourg de choisir leurs nouveaux élus et naturellement tous les regards se portent déjà sur ce land qui a longtemps été la vitrine de la sociale-démocratie grâce notamment à la longévité des trois ministres-présidents SPD qui se sont succédé au cours des trente cinq dernières années au premier rang desquels Manfred Stolpe (de 1990 à 2002), un homme qui connaissait parfaitement les problèmes de l’ex-RDA pour y avoir grandi et étudié. Ces deux successeurs Matthias Platzeck et Dietmar Woidke respectivement en fonction de 2002 à 2013 et de 2013 à ce jour, pour être nés dans le Brandebourg et y être restés fidèles ont concentré l’essentiel de leur politique sur les atouts que représente la proximité de leur land avec Berlin. L’ambition des deux dirigeants s’est concentrée sur les forces touristiques de la région ce qui fait qu’aujourd’hui plus de 95.000 personnes travaillent dans les quelque 10.000 entreprises opérationnelles dans ce secteur. Toutefois, le tourisme, activité principalement saisonnière, n’est pas parvenu à contrer le déséquilibre démographique. Plus de 80% des 2,5 millions d’habitants que compte le land, se concentrent sur les quatre pôles urbains de Potsdam, Cottbus, Francfort sur l’Oder et Brandebourg sur l’Oder. Sur les seize länder de la République Fédérale d’Allemagne, le Brandebourg occupe l’avant-dernière place quant au nombre d’habitants par km2 (87), soit 2,7 fois moins que la moyenne nationale et 48,4 fois moins que la capitale. A l’instar de ce qui se produit dans les tous länder de l’ex-RDA, l’AfD y a, depuis sa création, le vent en poupe. En 2014, soit à peine un an après sa création, le parti d’extrême-droite s’arrogea déjà 11 sièges et cinq ans plus tard, en 2019, il parvint à plus que doubler sa performance en remportant 23 fauteuils au parlement régional. L’ascension vertigineuse de l’AfD s’est opérée principalement au détriment du SPD, dont le nombre de sièges n’a cessé quant à lui de diminuer d’un scrutin à l’autre passant de 52 en 1994, à 37 en 1999, 33 en 2004, 31 en 2014 et 25 en 2019, année au cours de laquelle le parti d’extrême-droite est devenu la seconde force politique, loin devant la CDU avec ses quinze sièges, soit six de moins qu’en 2014. Ce qui s’est passé en Thuringe et dans la Saxe, risque de se reproduire dans le Brandebourg où là encore le BSW va jouer le trouble-fête en gagnant les voix d’électrices et d’électeurs qui se sentent oublié(e)s par les autorités fédérales, qui souffrent du manque d’infrastructures mais aussi de l’exil de leurs enfants qui préfèrent tenter leur chance dans la capitale proche que sur la terre où ils sont nés. A l’instar des quatre autres länder de l’ex-RDA, le Brandebourg fait partie des territoires allemands où la population vieillit sans pouvoir se renouveler. Plus du quart des habitants (25,8%) est âgé de plus de 65 ans, soit respectivement sept et huit points de plus qu’à Hambourg ou Berlin. Toutes ces personnes ont un sens civique plus élevé que la moyenne, ont connu souvent la guerre, perçoivent des retraites de miséreux, se soucient davantage de leur sécurité au quotidien et de l’avenir de leurs enfants et petits-enfants que des rencontres au sommet de l’OTAN ou du conflit au Moyen-Orient. Force est de constater que les programmes de l’AfD et de BSW sont plus à même de répondre à leurs attentes que ne peut le faire celui de toute autre formation. Cela vaut naturellement pour les problèmes liés à la sécurité et à la migration. Contrairement aux partis traditionnels dont les chefs de fil cherchent à défendre leurs thèses sur les plateaux des télévisions, les militants de l’AfD et du BSW restent proches de leurs électeurs sur le terrain où ils savent tenir un langage accessible à tous.

Il est arrivé que le centre d’hébergement de Suhl conçu pour accueillir quelque 800 migrants en héberge deux fois plus. Les autochtones ne s’en approchent plus de peur d’être agressés. Il est devenu l’un des symboles du nouveau « mal allemand ».

Plus l’AfD est diabolisée, plus elle prospère !

« Nous nous engageons à ne jamais collaborer encore moins gouverner avec l’AfD » a été le leitmotiv de tous les rivaux du parti d’extrême-droite qui ont cru qu’en formulant un tel argument ils allaient tenir à distance les sympathisants potentiels du parti d’extrême-droite. Or c’est tout l’inverse qui s’est produit, en diabolisant l’AfD ils en ont fait une sorte de parti-martyre qui proclame tout haut ce qui beaucoup pensent tout bas. Les diverses tentatives destinées à l’interdire sous prétexte d’anti-constitutionnalité se sont soldées par des échecs. La percée de cette formation de plus en plus dérangeante n’est pas née du hasard, elle reflète le « mal de l’Allemagne », un pays auquel on ne peut pas reprocher d’avoir tenté «d’accueillir toute la misère du monde » mais qu’on peut se permettre de critiquer quant à la manière dont les flux migratoires ont été gérés. En effet, les autorités fédérales ont cru bien faire en répartissant les migrants en fonction du nombre d’habitants des länder et non pas de la force économique de ces derniers. C’est ainsi que de très nombreuses collectivités territoriales ont été contraintes de gérer des flux migratoires sans en avoir les moyens financiers. Ce fut notamment le cas dans tous les territoires de l’ex-RDA où le produit intérieur brut est inférieur de 24,5% à celui de la moyenne nationale, de 55,8% à celui de la Bavière et de plus 115% par rapport à celui de Hambourg ! L’AfD n’aurait jamais connu une telle ascension, si les flux migratoires avaient été gérés de manière plus rationnelle c’est-à-dire en prenant en considération, non pas le nombre d’habitants du territoire d’accueil mais son PIB. En voulant compenser l’exode des autochtones par des ethnies étrangères, les gouvernements qui se sont succédé à Berlin depuis 2015 ont mis le doigt dans un engrenage dont ils payent aujourd’hui les conséquences. Dans l’est du pays, la plupart des centres d’hébergement se trouvent dans des bâtiments en contreplaqués construit souvent à la hâte sous l’ère soviétique, c’est-à-dire à une époque où l’économie planifiée prospérait. Après la réunification, ces sites se sont désertifiés. L’exemple le plus fréquemment cité pour décrire ce phénomène, est la ville thuringeoise de Suhl qui a perdu plus de 25% de sa population au cours des deux dernières décennies. Bien qu’elle se trouve dans une situation de faillite, elle a vu une immense copropriété vétuste et abandonnée, se transformer en un centre d’hébergement dont la capacité ne devrait pas excéder la barre des 800 migrants. Or, au fil des ans, il est arrivé que plus du double y trouvât refuge. Dans ces conditions sont apparus de graves problèmes d’hygiène mêlant cafards et moisissures. Des actes de violence, la plupart du temps interethniques s’en sont suivis. Le nombre de coups et blessures enregistrés dans cet enfer est passé de 42 en 2022 à plus de 150 en 2023. Les actes de délinquance se répandent dans la ville toute entière. Les vols à l’étalage ont atteint l’an dernier un record avec 571 plaintes enregistrées, soit une augmentation de 45,5% par rapport à l’année précédente. Pour couronner le tout, un incendie dont on n’a jamais vraiment su s’il était volontaire ou accidentel, s’est déclaré dans un étage supérieur. Sans l’intervention rapide des pompiers, il aurait pu coûter la vie à plusieurs dizaines de personnes. Le maire CDU André Knapp a accusé le gouvernement du land et son président Bodo Ramelow, membre du parti de gauche Die Linke d’avoir lamentablement échoué dans la gestion des premiers arrivants. Le ministre social-démocrate de l’intérieur, Georg Maier, s’est engagé sur une fermeture du centre d’accueil avant 2026, ce qui signifiait que les habitants de la ville vont devoir en supporter les délits et incivilités pendant encore deux longues années. Suhl n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Toutes les villes et tous les districts qui sont victimes de la désertification se retrouvent face à de telles situations, toutes plus insolubles les unes que les autres. Et force est de constater que l’AfD et le BSW sont les deux seules formations à aborder sans fard les problèmes liés à l’immigration de masse. Le SPD, la CDU/CSU, le FDP mais aussi et surtout le mouvement des Verts vont devoir redoubler de vigilance afin que ces deux trublions ne « contaminent » pas la République tout entière. S’ils parvenaient à hisser leur étendard aussi haut à l’ouest qu’à l’est du pays, ce ne serait alors pas seulement l’avenir de l’actuel Chancelier qui serait menacé, mais aussi celui de tous ses rivaux potentiels (***). (kb & vjp)

(*) Le système électoral allemand est l’un des plus complexes en Europe. Les länder sont divisés en circonscriptions dans lesquelles des candidats se disputent un mandat direct au parlement régional. Avec leur voix, les électeurs déterminent qui entrera directement dans l’assemblée. Ces derniers votent également en parallèle pour un parti. Il s’agit là de la deuxième voix et seuls les partis ayant obtenu 5% des suffrages peuvent être représentés. Rien n’empêche par exemple un électeur d’accorder sa première voix à un candidat SPD et sa deuxième à une liste écologie-les verts, démocrate-chrétienne ou à toute autre. Si un parti remporte plus de mandats directs que le résultat des secondes voix lui en donne, les autres partis reçoivent des mandats compensatoires et ce afin que la répartition proportionnelle soit rétablie.

(**) En Saxe, la CDU est arrivée en tête, une victoire au couteau étant donné qu’elle n’a obtenu que 0,4% de voix en plus que l’AfD. Sans le BSW qui a obtenu 11,8% des suffrages, le parti d’extrême-droite serait vraisemblablement arrivé en tête.

(***) Olaf Schloss qui n’a jamais atteint des sommets en terme de popularité y compris au sein de son propre parti, le SPD, n’a plus que quelques mois devant lui pour redorer son blason. Les trois élections régionales de cet automne marquent le début de la campagne au renouvellement du Bundestag qui aura lieu le 28 septembre 2025. Si le jeune parti BSW risque de souffrir du manque de sympathisants et de cadres, en revanche il n’en sera pas de même de l’AfD qui est déjà bien implanté sur l’ensemble du territoire. Dans certains länder à l’instar de celui de Hesse, il est avec 23 députés la première force d’opposition à la coalition CDU-SPD.

 

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